Raphael Personnaz


« Acteur, il faut savoir faire le vide de soi pour faire pénétrer un autre. »

Arrivée en retard, il m'attend à la terrasse de son café favori place de la Contrescarpe, un demi de Stella devant lui. Raphaël Personnaz a les yeux opalescents, le sourire franc. Le dernier film dans lequel il joue, La Princesse de Montpensier, a très bien été accueilli à Cannes et sa prestation fortement et unanimement appréciée des critiques. Rencontre avec l'acteur une semaine avant qu'il aille s'entraîner en Bretagne avec les forces spéciales pour le film éponyme de Stéphane Rybojad avec un très beau casting : Diane Kruger, Benoît Magimel, Denis Ménochet et Djimon Hounsou. Une conversation d'un peu plus d'1h15...

Revenons rapidement sur Cannes... C'était votre premier festival... Est-ce que ça change quelque chose pour la carrière d'un acteur?

Clairement oui, je ne m'attendais pas à ça du tout. J'étais très nerveux avant. Et puis le jour J, à la conférence de presse du matin, j'ai compris qu'il se passait quelque chose de bien, que le film avait été bien apprécié, mon personnage aussi. Et puis, surtout la projection le soir... Les vibrations de la salle quand elle applaudit, je n'ai jamais ressenti quelque chose de pareil. Ensuite ça a aussi un effet sur la carrière. Moi qui viens du théâtre, de la télé, là d'être un personnage dans le film de « mon maitre » Bertrand Tavernier, ça apporte une légitimité. Je suis déjà en train de lire des scénarii qui m'ont été proposés à Cannes.

Et il y a des propositions qui vous plaisent?

On est en train de faire le tri...

Donc il y en a beaucoup...

L'avantage que j'ai, c'est que personne ne me connait et là je débarque dans un film de Bertrand Tavernier. C'est plus facile d'être bon acteur avec une partition pareille. Et puis j'ai eu de la chance, le rôle n'était pas pour moi à l'origine, je l'ai eu à trois semaines du début du tournage.

Oui, il était pour Louis Garrel... Vous deviez jouer dans le film mais un rôle moins important et subitement vous devenez le duc d'Anjou. Vous avez de la chance comme ça, en général?

Non, justement, je n'ai jamais de chance d'habitude. L'année dernière je devais faire une comédie musicale au cinéma, mais pour des raisons de production, ils ont choisi un autre acteur que moi alors que j'avais déjà commencé à m'entrainer. Ca a été assez violent. Ce devait être pour octobre. Déçu, je suis parti en vacances en août et je suis revenu le premier septembre. Je me souviens très bien, je disais à mes proches « si d'ici décembre je décroche pas quelque chose de fou, j'arrête ». Et dix jours plus tard, je me retrouve à faire une lecture dans le bureau de Tavernier et une heure après il me dit « je te confie le rôle du duc d'Anjou »...
L'autre chose amusante c'est que notre rencontre a débuté sur un mensonge total. Quand Tavernier m'a confié le petit rôle que je devais avoir au départ, une des conditions c'était de savoir monter à cheval. C'est la première question qu'il me pose. Je lui ai dit oui avec un gros aplomb, alors que pas du tout.

C'est ça le problème avec les acteurs, ils mentent très bien!

Disons qu'il le faut parfois! Entre temps j'ai été m'entrainer. Et enfin j'ai pu lui avouer à Cannes que je lui avais menti. Il m'a dit que j'avais très bien fait. Je me suis senti mieux.

Donc vous croyez au destin maintenant? Il fallait tirer la sonnette d'alarme, dire « si rien ne se passe, j'arrête »?

Oui, je pense vraiment que c'est important. Ce n'était pas par aigreur, c'est bien de réaliser aussi que d'autres choses sont possibles. J'avais plusieurs autres projets. Enfin toujours un peu dans ce domaine. L'écriture, la réalisation... Et puis, surtout - ça peut paraître surprenant mais c'est une petite passion que j'ai - l'huile d'olive. Mon idée c'était de monter une petite boîte, j'avais déjà le nom, je ne vais pas le dire parce que le nom était mortel. L'idée c'était d'importer des huiles de Grèce, Italie et Corse. Donc j'avais mes projets et le reste n'était pas bien grave, s'il arrivait un truc, c'était seulement du bonus. C'est important de lâcher prise dans sa tête. Alors quand j'ai fait la lecture avec Tavernier, j'ai réalisé la chance que j'avais, je me suis dit, prends-le comme tel après tu verras.

Vous évoquiez la réalisation, vous vous y êtes déjà frotté dans un court-métrage, Une virée... C'était sur quoi?

La fratrie, une relations entre deux frères. C'est un sujet qui me passionne. J'ai encore une petite boîte de production avec l'actrice Lolita Chammah, on avait financé son film aussi. C'était intéressant de voir la difficulté pour faire un court-métrage, le financer, motiver les gens. Ca rend humble par rapport au reste du métier.

Derrière la caméra, on apprend sur le métier d'acteur?

Oui, on apprend surtout à ne pas être chieur! A comprendre tout le boulot en amont et en aval.

Vous y retournerez?

Oui, un jour ou l'autre. Pour l'instant j'ai des trucs à raconter mais je ne sais pas encore comment les articuler. J'attends.

Dans le film de Tavernier, vous jouez le duc d'Anjou. J'ai lu que vous vous étiez beaucoup documenté sur lui. C'est important de saisir la psychologie du personnage?

Pour un personnage historique, dans un siècle très particulier, j'étais obligé de comprendre les codes de l'époque. C'est un type qui à 23 ans est confronté à des responsabilités hallucinantes, il a quand même la charge de la France. Ca m'a aidé à cerner la psychologie du personnage. Sa seule défense face à tout ça, c'est l'ironie, l'humour. Et c'est aussi sa prison. Car quand il s'agit d'être sincère, de révéler ses vrais sentiments, on a plus de mal à le croire.

Jouer un personnage qui a déjà existé, ça rend moins libre le jeu d'acteur?

Ce n'est pas Edith Piaf non plus! Tout le monde n'a pas une image nette de lui. Ceux qui le connaissent un peu évoquent tout de suite le duc d'Anjou et ses mignons... ce qui est totalement faux. Il fallait tordre le cou à toutes ces légendes. Dans l'écriture, il y a tellement de fantaisie que je me suis amusé avec ce personnage comme rarement. Cette ironie qui le fait parfois passer à quelque chose de très sincère... C'est un peu un Edouard Baer. Je l'avais vu lire un texte de Modiano... On a tellement l'habitude de le voir volubile que là il en était bouleversant. C'est un peu pareil, le duc d'Anjou, il a une très grande vivacité d'esprit et en même temps il est profond.

Tavernier dit de vous « Dès le premier plan qu'on a tourné, il avait l'ambiguïté, l'aisance, le charme, la culture du personnage. Il sait passer insensiblement d'un sentiment à l'autre, de l'ironie mordante à la sincérité. »(Le Monde 10 mai 2010).
Raphaël Personnaz, vous êtes un caméléon?


Quand j'avais lu ça, j'ai chialé, je lui ai écrit une lettre pour le remercier... Caméléon, j'aimerais bien! Tous les acteurs que j'admire, c'est ceux qu'on ne reconnaît jamais, les Viggo Mortensen, les de Niro capables de prendre 40 kilos pour un rôle, de devenir taxi alors qu'il venait de gagner un Oscar... Moi c'est ça que je trouve intéressant, pénétrer dans un univers qui n'est pas le sien et s'y plonger totalement... J'aime bien jouer tout ce qui n'est pas moi, parce que ça n'a pas grand intérêt de jouer un mec qui boit des coups place de la Contrescarpe! Enfin je crois.


Comment fait-on en tant qu'acteur pour rendre fluides des dialogues aussi datés? Est-ce qu'il faut faire oublier les costumes?

Ce texte pour moi c'est plus facile qu'autre chose. C'est tellement riche comme langue et précis dans les sentiments que ça exprime... Après les costumes, c'est une question typiquement française. Pour moi, c'est comme si on demandait à un réalisateur américain : « est ce que vous pensez que votre histoire qui se passe dans l'Arizona peut toucher un Français? ». Les sentiments du film ne sont pas datés : l'amour, la haine, la violence. Ce qui est fort avec Tavernier c'est qu'il ne t'installe jamais, tu dis un texte super émouvant et il va faire exprès de faire passer une poule entre tes jambes à ce moment précis!

Justement, quel est votre rapport personnel à la langue?

Mon rapport personnel à la langue?!

Vous avez commencé au théâtre, l'endroit de la langue bien parlée...

Mon personnage, le duc d'Anjou, apporte avec lui l'art de la conversation. A partir du moment où on arrive à mettre des mots précis sur des émotions précises, on arrive à canaliser la violence. Aujourd'hui, on est un peu dans cette perte de la précision du langage et à partir de ce moment-là rejaillit la violence...

Donc vous trouvez que la langue française de maintenant est un peu malmenée...

Il y a quelque chose de très intéressant que Jean Cosmos a dit à la conférence de presse. Souvent on entend dire des producteurs que les dialogues sont trop écrits. S'ils sont trop écrits, à quoi bon les écrire, alors? On a tendance à considérer que notre génération ne sait pas parler ou de façon caricaturale au cinéma. Je pense que s'il y a un métier qu'il est important de conserver, c'est dialoguiste.

Tout à l'heure vous évoquiez vos projets d'écriture...

Oui, j'écris, mais que ce soit par l'image ou le dialogue, je suis encore trop « vert » pour ça.

En fait, il faut juste vieillir...

Oui, il faut vivre, se balader, voyager et en tirer quelque chose.

En ce moment par exemple vous lisez quoi?

Là je lis un livre sur les techniques de tir des snipers et sur l'histoire secrète des forces spéciales. Donc c'est un peu particulier. (ndlr pour le film Forces spéciales) Et on vient de m'offrir un livre Le meilleur des mondes.
J'aime beaucoup les biographies, les essais politiques et -ça fait vraiment connard de dire ça mais c'est vrai - les vieux écrits philosophiques : Sénèque. C'est ma passion. J'ai lu un article qui disait que c'est parce qu'il n'y a plus cette philosophie antique qu'est apparue la psychanalyse.


Comment vous en êtes venu à Sénèque?

J'ai un frère qui est un peu ma tête! Et puis j'aime bien choisir les livres, en flânant dans les librairies, en me fiant aux quatrièmes de couverture...

Je fais ça avec les couvertures!

Moi aussi... Et les titres aussi de livre parfois suffisent. La Délicatesse de Foenkinos, par exemple, le titre m'a immédiatement plu.

J'ai une question intelligente : vous vous êtes percé les oreilles pour le film?

C'est la question essentielle, vous êtes la première à me la poser! Oui, je me suis fait percer l'oreille. Ca et la moustache, j'avais un petit côté Magnum pendant trois mois! C'était très laid quand même cette petite boule chirurgicale en argent.

Mais d'après ce que je vois, ce n'est pas encore rebouché!



C'est bien, ça fait le mec qui a eu plusieurs vies!

J'ai lu que vous étiez conscient d'avoir une image trop lisse, j'ai presque eu l'impression que vous regrettiez de ne pas être abimé par la vie... Vous êtes impatient de vieillir?

Oui je pense que tu deviens bon acteur à 50 ans. Et puis mon image, honnêtement, j'en ai rien à faire. On m'a tellement dit que j'avais un visage trop lisse, c'était presque « va te foutre à l'héroine, et reviens quand t'auras une bonne tête ravagée ».

Il faut avoir une gueule?

En France peut-être. Ca remonte aux années 80, ils allaient chercher les mecs dans la rue parce qu'ils en avaient marre de voir des têtes de minets. Après je pense qu'il faut de tout au cinéma. Le nombre de rôles que j'ai dû refuser tels que « Le personnage s'appelle Matthias, il a 25 ans, c'est le gendre idéal »... Ca n'a aucun intérêt. Donc a priori on me colle là-dedans, mais heureusement il y a des personnes qui me proposent d'autres choses.


Vous avez commencé au théâtre, vous comptez y retourner?

Oh oui, la dernière pièce que j'ai jouée c'était il y a trois ans avec Hélène Vincent, une grande dame. Le cinéma, ça fait six ans que j'y suis et je suis persuadé qu'on ne peut pas être un grand acteur si on ne passe pas par le théâtre à un moment. Tous les soirs rejouer la même chose, sentir un public devant soi, essayer de le prendre pendant une heure et demie, deux heures.


C'est plus violent qu'au cinéma, on n'a pas la caméra qui protège...

Je ne me sens pas protégé par une caméra. Au théâtre je me sens à la maison, ça fait prétentieux mais je me sens bien.

Ca a commencé comment?

Depuis que j'ai douze ans. J'étais amoureux d'une fille, je savais qu'elle était dans un cours de théâtre, j'avais supplié ma mère pour y aller. La prof m'avait dit, tu reviens la semaine prochaine avec un texte et tu le fais sur scène. Je voulais tout lui montrer à cette fille, le seul problème c'est qu'entre temps, la fille est partie, elle ne devait vraiment pas s'intéresser à moi. Donc j'ai pris le monologue du nez de Cyrano... - le mec qui n'a pas peur, il s'attaque à un sacré morceau. Et sur le moment je me suis dit « c'est ça que je veux faire".

Pour le duc d'Anjou, vous avez très bonne presse, dans les articles, c'est souvent votre prestation qui est retenue...

Mon but ce n'est pas d'être connu mais reconnu. Après je me souviens que quand je n'avais pas encore le rôle, mais mon rôle secondaire, au moment où j'avais lu le scénario j'avais trouvé celui du duc d'Anjou magnifique. Il n'est pas tout le temps là mais à chaque fois qu'il apparaît, c'est fort. Moi j'ai juste joué la partition. Les prix de meilleurs acteurs, pour moi ça ne veut rien dire, il n'y a pas de meilleur acteur mais de « meilleur rôle ».


Vous jouez un mignon dans Rose et noir, là vous êtes le duc d'Anjou, un personnage un peu efféminé... c'est difficile de trouver sa part de féminité?

Je suis un peu abonné à ce genre de rôle. Il y a six ans l'humoriste Didier Bénureau dont j'aime beaucoup l'humour noir, m'avait confié le rôle d'un transsexuel, je m'appelais Jessie.

Il y a aussi le court-métrage contre l'homophobie où vous jouez « Fusion man » (ndlr un super héros homosexuel)... Comment se travaillent ces rôles?

Ce n'est pas simple. Par exemple, je vais dans une piscine où il y a un type qui est la caricature totale de l'homosexuel et quand il commence à parler de sa vie, c'est cela qui me bouleverse et me trouble. Tout l'humour qu'il a pour lutter contre toute la dureté que lui a apporté la vie. Ca me fascine. Même pour ce personnage de Fusion Man, il a son image de super héros super viril et de temps en temps sa part féminine le reprend. J'adore ça, cette contradiction entre l'image qu'il veut renvoyer et ce qu'il est.

Vous recherchez les nuances...

Oui, j'adore. La carapace qui craque. Pour tous les personnages, pas seulement les efféminés. C'est ce que je trouve beau, il faut toujours tirer ses personnages vers leur humanité. Ce qui est important c'est de voir l'énergie qu'un homme met à faire quelque chose, à transformer ses faiblesses en force.

De passer du duc d'Anjou tout en panache à un sniper introverti dans Forces Spéciales, ça fait du bien?

J'aime bien faire des personnages intelligents, ça flatte l'ego. Faire un mec plus secret, qui ne parle pas, ça va être plus difficile. Je pense qu'entre chaque prise, je vais me déverser sur les autres! J'ai besoin de parler.

Ca va se passer comment, vous allez vous comporter comme un moine même en dehors du tournage?

J'ai besoin de déconner, c'est ma façon de me concentrer. Avec Tavernier, c'était comme ça, on faisait les choses sérieusement mais sans se prendre au sérieux. Un peu comme des gamins qui jouent.

Vous allez tourner au Tadjikistan?

Dès septembre, au Tadjikistan, à Djibouti et dans les Alpes. Et avant, donc dès juin, on va s'entraîner avec les forces spéciales. Tous les comédiens vont partir ensemble, donc plongés dans des conditions extrêmes, le groupe va se créer tout seul, il n'y aura rien à jouer. J'avais fait un film La première fois que j'ai eu vingt ans, c'était un groupe de musique et le fait d'avoir répété avant a fait qu'on n'avait rien à jouer au niveau de la complicité. Là ça va être encore plus extrême.

Vous jouez un sniper... quelle est l'histoire?

Six hommes des forces spéciales vont libérer une journaliste otage des talibans en Afghanistan jouée par Diane Kruger. Le sniper, j'ai remarqué que c'est toujours la même psychologie, c'est un loup, très solitaire et qui a à sa charge une responsabilité énorme. Il y a une notion de sacrifice incroyable et ils ont un pouvoir de vie et de mort. Il y a tout un truc sur la respiration et leur arme. Ils la chérissent en étant conscient que c'est un instrument de mort. On m'a filé une réplique de l'arme et on m'a dit de dormir avec. Il faut toujours que je sache où elle est.

De quelle arme s'agit-il?

Un M15A4.

C'est un rôle important...

Ce type-là est considéré comme un bleu par les autres. Il est tellement fort, assidu qu'ils décident de l'envoyer sur le terrain. Mais il est jeune pour avoir une responsabilité pareille. Il a toutes ses preuves à faire en même temps. Et tout ça il faut le faire passer en un minimum de mots.

Physiquement, vous travaillez quoi? L'endurance...

Oui, je cours dix bornes par jour, je vais bientôt faire des marathons et on va passer à la phase pratique des fusils. Je vais travailler la résistance au froid, au chaud, la capacité à rester douze heures dans la même position. J'ai fait trois heures dans la même position chez moi. Il faut vraiment avoir une vie intérieure riche! Ou faire le vide. Comme un moine. Mais rester à l'affût. Tu passes par tous les états... Parfois tu es bien, mais il ne faut pas trop l'être, il faut se dire que peut-être quelqu'un va surgir avec un fusil – j'étais dans mon appartement hein, le mec il ne va pas très bien!

Comme un ordinateur, il faut se mettre en veille parfois?

Non! Il faut toujours être là. C'est particulier. En fait, ce rôle de « moine », c'est un peu comme le métier d'acteur. Il faut savoir faire le vide de soi pour faire pénétrer un autre.

Alors vaut-il mieux n'avoir rien vécu pour pouvoir faire plus facilement le vide ou au contraire vivre un maximum de choses?

Les deux! Si on me demande de jouer un héroïnomane, je n'irai pas me mettre à l'héro, par exemple! Je crois à l'expérience mais il faut aussi beaucoup regarder les autres, je crois à la capacité d'imagination. A partir d'un physique, d'une façon de s'habiller, imaginer ce que font les personnes dans la vie. J'adore faire ça, à la terrasse de ce café.

Par exemple...

Pour le lecteur : Un grand homme chauve, chemise rose, mallette de cuir marron à la main traverse la place.

Par exemple, lui il ne vient pas de Paris, c'est un représentant qui vient à la maison mère... Que pourrait-il vendre? Des bouchons pour des bouteilles de vin, je pense qu'il est bien célibataire.
Ce que j'aime aussi c'est identifier les personnes à ce qu'ils étaient au collège.

Lui?

Un peu fayot.


Et vous?

Je suis passé par tous les stades. J'étais bon élève jusqu'au moment où j'ai découvert le théâtre, j'étais un serpent, je faisais bonne figure en cours, et je foutais le bordel sans jamais me faire prendre.

Comme le caméléon, on reste dans les reptiles.

Oui, ne jamais se mettre à découvert – ça y est j'emploie le vocabulaire de l'armée!

Vous dites que vous êtes devenu moins bon à l'école au moment où le théâtre est entré dans votre vie. Les deux ne sont pas compatibles? On se donne exclusivement au théâtre?

On va rentrer dans de la psychanalyse, je pense que c'est un lieu commun et un point commun entre beaucoup de comédiens, le théâtre permet de s'affirmer en tant qu'être humain, parce qu'on n'y arrive pas dans une situation familiale délicate. Rompre avec l'image qu'on renvoyait avant.

Vous jouez encore de la trompette?

Oui au grand dam de mes voisins. Ca va faire 18 ans, 10 ans à un vrai niveau ensuite j'ai lâché. J'ai commencé par la flûte à bec au conservatoire mais ça m'ennuyait, ça ne faisait pas de bruit, donc j'ai demandé à ma mère de faire de la trompette. Ca devient de la psychanalyse cette interview!

Vous jouez aussi du piano. Vous peignez?

Oui, comment vous savez cela?

C'était une plaisanterie en fait...

Je peins, je sculpte aussi, mais gentiment, le truc basique, de la terre. Pour moi tu es obligé de toucher à tout. Quand tu crées un personnage, tu crées une sculpture, tu lui donnes une colonne vertébrale. La position de la colonne vertébrale, ça change tout et là ce n'est pas psychologique.

Vous êtes obligé de vous exprimer par tous les modes qui existent?

Oui, sinon je deviens fou. Je suis hyperactif. Quand j'étais petit, je le faisais sans calcul, sans arrière pensée, c'est agréable de retrouver ça, de ne le faire que pour le plaisir. Je me suis remis à peindre il y a trois semaines alors que ça faisait un an que je n'y avais pas touché et c'est revenu comme ça.

Vous peignez quoi par exemple?

C'est un peu bizarre. Des têtes très torturées. C'est assez tribal.

Je vais passer en revue tous les autres modes d'expression : vous cuisinez aussi?

Oui, j'adore ça!

Votre spécialité?

De fines lamelles de boeuf un peu marinées avec de la coriandre. Certains appellent ça « les larmes du tigre ».

Oui... ça s'appelle aussi « le tigre qui pleure ». Vous l'accompagnez de quoi?

Alors, je l'agrémente (il prend une voix précieuse) de pâtes aux asperges avec crème aux asperges.

Vous chantez?

Oui!

Sous la douche!

Non, avec mon cousin on compose des petits trucs! Comme ça, sans prétention, pour s'amuser.

Vous bricolez aussi?

Oui, je m'y suis mis récemment, j'aime bien.

Ça commence à faire pas mal...

Après, il y'a tout faire et tout bien faire. Je ne pense pas faire tout bien.

Vous jardinez?

Non. Je n'ai pas trop l'occasion à Paris.

Ah! Mais bon, vous faites quand même de l'huile d'olive...Non, je ne fais pas d'huile d'olive. Mais c'est ma passion, j'adore ça. En fait, ma vraie passion c'est l'Italie.

Où?

Un peu tout, avec une grosse préférence pour les Pouilles que j'ai découvert récemment et plus particulièrement une ville : Lecce. C'est au centre du talon de la botte. Quand vous y irez, allez chez Natale, les meilleures glaces du monde.

Ah non, elles sont à Rome! Quelles sont les autres villes italiennes que vous aimez?

Allez à Lecce, vous verrez! Et j'aime Naples, c'est tellement le bordel. Sienne aussi. J'y étais au moment de la fête pour le gagnant du palio, c'était fou. Venise mais la nuit. Bari, son centre historique. Je vais aller à Bologne, Parme, Modène cet été. Je ne connais pas du tout.

Vous pouvez décrire votre lieu de travail? Ou votre table de chevet?

Ma table de chevet? Ce n'est pas mon lieu de travail, vous me prenez pour qui, un gigolo?!

Non, mais je me disais que les acteurs n'ont pas de lieu de travail...

Mon lieu de travail c'est mon salon, j'écarte tout, il reste un espace vide, et tous les matins, je fais une heure et demie de stretching.

De stretching?

Ce sont des exercices particuliers de Michael Chekhov, le neveu d'Anton qui était un élève de Stanislavski et qui est entré en dissidence avec lui. Il a écrit un livre Etre acteur où il fait pratiquer concrètement des exercices physiques, il dit que l'imagination est comme un muscle, qu'il faut la faire travailler et que pour exprimer des émotions et sensations, ça passe par notre corps. Il faut faire travailler des muscles qu'on n'a pas l'habitude de faire travailler dans la vie courante. Il propose très concrètement des exercices, de développer sa légèreté par exemple pour que le corps puisse exprimer un état. C'est assez simple et ça met dans une transe assez agréable. Tout est possible parce que par l'imagination on peut transformer une chaise en arc. C'est très bien, ça permet d'éviter les drogues! Ce sont des gammes, comme pour un pianiste. Un geste a une signification. Tu arrives à un contrôle de ton corps où chaque geste a un sens. Le fait d'avoir eu la sensation physique d'une émotion avant de la jouer permet précisément de ne pas la surjouer après.

Alors, vous arrivez à décrypter les gestes des gens?

C'est pour ça que j'aime regarder les gens dans la rue. Voir où se situe leur centre de gravité quand ils marchent. Lui, par exemple il l'a dans le crâne. Lui, pleine confiance, on sent que c'est dans la poitrine. Le duc d'Anjou a une colonne vertébrale haute, comme un serpent, il est toujours prêt à mordre.

En fait votre costume c'est votre corps...

Oui!

Vous n'avez toujours pas décrit votre salon.

Du parquet, beaucoup de bois, une table en bois. Je suis très bois. Des poutres. Assez zen, malgré le bordel qu'il y a.

Jérôme Attal


"Parfois on est tellement amoureux
qu'on n'a plus le choix"

Rendez-vous par un de ces chauds après-midis avec l'écrivain et chanteur Jérôme Attal. Rayban sur le nez, un livre de Nabokov à la main, sourire aux lèvres. Son livre Pagaille Monstre est en cours de réimpression. L'occasion d'évoquer ce succès de librairie sur une terrasse d'un café du sixième arrondissement ; une heure et quart de conversation.

AC : Votre roman est construit comme les livres d'aventures dont on est le héros. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire une interview à la façon dont votre livre est écrit, l'interview dont vous êtes le héros... Alors pour une question sur le livre en lui-même, on va directement à la question 1, pour une question sur les femmes à la question 12, et pour une question sur les pâtes à la question 16.

Jérôme Attal : Je vais prendre la question sur les femmes... Vous avez dit qu'il y avait une question sur les pâtes?

Oui, et ça a vraiment un rapport avec le livre!

Maintenant j'ai envie de prendre la question sur les pâtes...

Les pâtes ou les femmes, il faut choisir...

Dans les deux cas je choisis ce qui est frémissant.

J'ai l'impression que toutes les femmes dans le livre sont des tentatrices...

Oui c'était l'idée qu’à l’instar des êtres que l’on rencontre dans les livres dont VOUS êtes le héros, les femmes de ce livre sont des créatures soit mystérieuses soit monstrueuses mais toujours volontaires dans l'action et ainsi elles participent aux nombreux choix que va devoir effectuer le lecteur / héros. J’ai voulu garder l’aspect parodique de ce genre de littérature. Et où mieux que dans une histoire d’amour nous est-il donné de rencontrer des créatures, des vampires, des monstres, des revenantes ? Pour revenir sur votre question, si les femmes de ce roman vous paraissent des tentatrices c’est parce qu'elles sont plongées dans une mécanique d'action. Et puis peut-être parce que très vite chacune d’elles a compris qui était le héros de cette histoire, VOUS lecteur, et qu’elles ne veulent pas laisser la place à une autre ?

Il y a une très belle définition dans le livre de l'amoureux, ce « bâtisseur de cathédrales spécialisé dans le vertige », c'est presque christique, vous parlez de poser sur son cœur un vitrail pour y garder les couleurs, vous employez aussi le terme de créateur...

Oui, être amoureux c’est créer des instants, des souvenirs, des habitudes avec quelqu'un. C'est ça qui est triste, la disparition des habitudes et des rites quand on n'est plus avec cette personne. Il y a des moments qui ne reviendront pas. Et d’autres qui surgissent, un nouveau monde se bâtit en un souffle.

(Arrivée du café de Jérôme Attal et de mon coca light.) - Vous voulez mon spéculos?

Non, merci! (il en prend une moitié.)
C'est beau comme une cathédrale sur l'instant mais ce sont des cathédrales qui s'effondrent après...

Ce sont des cathédrales de papier! Pas qui s'effondrent, des cathédrales qui sont abandonnées par la suite. Dans lesquelles on ne revient plus.

Le livre est construit comme un labyrinthe... c'est pour ça que l'héroïne s'appelle Ariane? Jacques Attali a écrit « la femme est un labyrinthe pour l'homme »...

Non, je ne pense pas que la femme soit un labyrinthe pour l'homme, cette phrase ne me dit rien du tout. Et puis les labyrinthes sont faits pour qu’on s’en échappe un jour n’est-ce pas ? Pour Ariane, c’est surtout parce que je l’imaginais blonde et que je vois les Ariane blondes. - C'est beau comme du David Foenkinos ce que je viens de dire. Sa théorie sur les Nathalie est très drôle.

Vous avez maintenant le choix entre la question sur le livre, c'est la question 1 , la question sur le cinéma et on va à la question 15 et sur la fin du livre, allez à la question 12.

Ah donc la question sur les pâtes, c'est fini?

Ah non elle est toujours là!

Vous ne voulez toujours pas une moitié de spéculos?

Non merci! J'ai remarqué qu'à chaque fois que vous évoquez un plat dans votre livre, il s'agit de pâtes... Les pâtes au poulpe, les coquillettes au beurre, les spaghettis à la bolognaise... Vous raffolez des pâtes?

C'est parce que je n'arrive jamais à faire des pâtes pour moi tout seul ; je trouve que c'est un plat d'amoureux. Je sais mieux faire des pâtes pour deux dans la quantité, quand j'en fais pour moi tout seul il y en a toujours trop. Pour un régiment. Un régiment de solitude.

Et que vous faites-vous à manger quand vous êtes tout seul?

Quand je suis seul, je ne mange pas, je travaille.
Comme Pagaille Monstre est un livre trépidant, mon héros mange peut-être des pâtes comme un athlète, pour prendre des forces face aux vampires de l'instant.
Ca m'ennuie quand même qu'il n'y ait que des pâtes dans mes livres, peut-être à cause de certaines phrases qui galopent dans la pampa des mots, mais c’est promis je mettrai autre chose dans les prochains livres... Des spéculos par exemple !

Pour une question sur la fin du livre on va à la question 6, sur le livre en 1 et sur le cinéma en 15.

Sur la fin du livre.

Sur la fin du livre? Vraiment?

Oui, vous me proposez des trucs, je choisis! Si vous voulez la garder pour plus tard, il faut me dire que c'est pour plus tard!

Pardon, on la prend alors! Au final quel que soit le chemin que l'on prend, les histoires s'équivalent... c'est l'idée que finalement tout est écrit d'avance, que le choix qui semble important sur le moment ne l'est rétrospectivement plus?

C'est joli... Vous avez deux idées différentes. Sans que ce soit écrit d'avance, j'aime bien l'idée que ce qui nous semble important sur l'instant ne l'est finalement pas. Quand on est amoureux il y a des tas de choses qui nous semblent importantes et quatre ans plus tard on n'en a presque plus rien à faire. Mais le « presque » est peut-être plus important que tout.
Il y a notamment deux personnages avec lesquels le héros peut entrevoir une histoire plausible pour lui : Mai et Ariane. Et ce qui m'intéressait, c'est qu'à la fin de l'histoire avec Ariane, la lueur d'espoir vient de Mai. Tandis que si on prend la route vers Mai on voit que pour des raisons différentes ça ne se passe pas de manière parfaite non plus. Il y a des moments très euphoriques dans Pagaille monstre mais au final c'est une vision assez pessimiste des histoires d’amour.

Tous ces scenarii, ce sont les chemins de l'imagination, ceux entre lesquels l'écrivain doit choisir lors du montage de l'écriture?

Je dirais que c'est beaucoup plus simple que ça. Même s'il y a un peu de ça, c'est vraiment une réflexion sur la disponibilité amoureuse. Pour mon personnage qui a 20 ans et qui n'est pas fixé, plusieurs personnes gravitent autour de lui, c'est aussi la projection des vies qu'il pourrait avoir avec telle ou telle personne. C'est pour ça que dans mon livre si on choisit un personnage, il y a quand même toujours des possibilités de fuite. Comme dans la vie, les personnes qui nous ont marqué, marqué au point qu’on y repense, peuvent revenir.
Dans la relation amoureuse, le courage est très friable, parfois le courage c'est de rester, parfois de fuir pour quelqu’un d’autre et rester fidèle à soi-même.

J'ai lu que ça vous avait pris seulement trois mois à écrire alors qu'on a au contraire l'impression d'une mathématique de l'écriture...

Je cherche toujours la fulgurance, j’essaye d’éviter ce qui est laborieux. Dans le cas de Pagaille Monstre, écrire sur une petite période de temps me permettait de garder en tête les scenarii possibles. Mais c’est un faux problème parce qu’évidemment chacun a son rythme propre. L’important est de ne pas laisser gagner la fatigue, le découragement, ou le désarroi qui ont tendance à pointer leur nez chaque jour. Dans Pagaille ce que j'ai aimé faire, c'est parfois prendre une même scène, comme celle où le héros va déjeuner avec ses parents, et l'écrire de deux façons différentes selon qu'il découvre ou non au préalable sur internet des photos qui lui brisent le cœur. Ca me permet d’écrire, ce qui est rare dans un roman, la même scène deux fois de suite avec de très minces variations de dialogues selon l'état d'esprit du personnage. C'est aussi la notion de s'aveugler ou pas face aux événements, et au final s’aveugler permet souvent de gagner juste quelques minutes de bonheur en plus.

Bon, je ne suis pas Jérôme Attal, je ne m'en sors pas avec cette interview pagaille... Alors, je vais vous poser les questions dans l'ordre.

Oui, c'est un peu la pagaille!

La forme est ludique ce qui contraste avec la poésie du fond. Des moments de grande poésie finissent par la morsure d'un vampire. On n'est jamais ni dans la totale légèreté ni dans la totale gravité, comme les variations d'une musique... C'est cette musique de l'écriture qui vous a inspiré le concept de BOL (bande originale du livre)?

J'écris également des chansons en pagaille, et j'aime créer des correspondances entre mes différents travaux. C’était un concept qui m’amusait d’écrire à chaque fois une chanson non pour illustrer – ce serait tragique – mais pour annoncer chaque nouveau livre.

Il y a des phrases magnifiques, je corne le livre quand j'aime les phrases et il est très corné... on sent la recherche de la phrase juste avec une précision chirurgicale, en tant que lecteur on se sent très respecté, chaque mot est travaillé?

Oh merci ! Vous savez, quand je lis Francis Scott Fitzgerald, parfois je suis happé par une phrase superbe. Chez Nabokov, il n'y a pratiquement que des phrases superbes, et peut-être que ça crée une impression de vertige, de doux et irrésistible trop plein, on est envahi par les ronces du génie. Chez Fitzgerald, ça va, il y a quelques phrases neutres ou patraques pour soudain une phrase éclatante. J'essaie de faire à mon humble niveau des phrases qui correspondent à mon goût de lecteur.

Un bon écrivain est un bon lecteur?

Je ne sais pas si je suis un bon écrivain ou un bon lecteur, mais je suis mon premier lecteur. J'essaie de satisfaire à mon goût de lecture. Et à force d'écrire, je sais très vite ce qui me plait. Je ne me fais pas de cadeau dans le travail en espérant qu’au final c’en soit un.

Vous pratiquez beaucoup le pastiche (entre autres dans le journal fictif d'Andy Warhol, dans votre nouvelle Fat Lolita, ...), il y a un plaisir à travestir son écriture? On sort des codes dans lesquels on l'a enfermée...

Oui, j’ai le goût de me pencher pour ramasser un masque oublié après que la foule du carnaval s'est dispersée. En même temps, j'essaie toujours de tirer la couverture du pastiche si je puis dire vers mon style d’écriture. Dans le Journal fictif d'Andy Warhol, après le jouissif et détonnant exercice de style de créer des anecdotes toutes inventées mais qui auraient pu être plausibles, et de faire le premier livre d’Andycipation, j'ai écrit une longue nouvelle d’enfance sur Andy Warhol dans le style de La solitude exécutée, La nouvelle d’enfance qu’on trouve à la fin de mon roman Le garçon qui dessinait des soleils noirs.

Page 298 vous évoquez « la clairière de ne pas écrire »... "J'ai toujours vu les livres comme une espèce de forêt avec en son milieu une clairière, et peut-être que la clairière justement c'est de ne pas écrire.C'est ce qui n'est pas écrit, juste ressenti dans ce fatras d'expressions plus ou moins heureuses et cette pagaille monstre de virgules placées où on le peut qui constitue le véritable espace du livre..."

Je pensais à ce qu'on appelle les écrivains qui n'écrivent pas ou peu. J'ai l'impression que chez Duras ou chez Bataille il ne faut pas grand chose pour faire un livre et que c'est surtout le ressenti du livre qui en fait un livre.

Vous écrivez que ce qui n'est pas écrit, c'est l'espace du livre, il ne faut pas tout écrire?

Je crois aussi qu’il faut toujours garder des cartouches pour le livre suivant. C'est ce que je pense pour Jean-René Huguenin. Son livre magnifique et si dense : la Côte sauvage . C’est comme s’il avait donné toute sa violence et tout son amour du premier coup, quitte à en dessécher la vie ensuite.

Ca veut aussi dire qu'il faut suggérer les choses, laisser de la place au ressenti. Il faut laisser de la place au lecteur?

Oui, il faut laisser de la place au lecteur! C'est mon côté chanson j'essaie toujours de laisser de la place pour que les gens puissent y mettre leur histoire. Une bonne chanson c'est quand la chanson rappelle un moment qu'on a vécu, et que dix ans après en l'écoutant on se rappelle d'autres moments, toujours dans cette espace passé présent futur.
C'est le cas des grands livres, on peut les prendre à n'importe quel moment de sa vie, à chaque fois ils ont un sens différent, et tout en ayant un sens différent, on retrouve quelque chose d'irréductible qui fait la force du livre. Un grand livre nous permet de grandir à ses côtés.

Il y a un noyau?

Oui, il y a un noyau, pas forcement dans l'écriture, mais dans le ressenti du livre, la clairière dans le livre.

C'est l'âme du livre?

Je crois beaucoup aux âmes des livres. C'est ce que j'aime chez Marguerite Duras. Les livres que j'aime ont une âme. Quand j'évoque cette « clairière », je pense à l'âme du livre.
Je peux oublier les phrases ou les péripéties d’un livre, de quoi ça parle à tel chapitre, en avoir un vague souvenir, mais je n'oublie jamais l'âme d’un livre.

Toutes les héroïnes sont belles dans le livre, dans votre journal intime vous décrivez les jolies filles croisées dans la rue, vous avez un détecteur de beauté?

J’aime dans la beauté le petit côté disgracieux qui attire l’œil et le cœur dans un même mouvement. J’aime aussi le permanent dans l’éphémère.
C'est difficile cette histoire de beauté parce qu'il n'y a pas que ça qui entre en compte, il y a aussi l'histoire, l’histoire de ce que nous sommes au point de rencontre, ou la projection de ce qu’on pourrait être ensemble. C'est pour ça que j'ai adoré faire des études d'histoire de l'art, parce que l’histoire et l’art sont liés dans l’intitulé. Il y a une histoire dans la beauté et d’ailleurs la beauté sans histoires ce n'est pas très intéressant. Ce qu'il y a de rassurant c'est la subjectivité de la beauté, et l'amorce d’un amour qui permet de tout cristalliser sur une personne.

Enfin pas vraiment puisque, comme on le voit dans Pagaille Monstre, on se situe constamment à un carrefour de tentations... On n'est pas muré dans sa relation amoureuse.

C'est une question de caractère. On est quand même muré. C'est ce que j'ai aimé faire dans l'histoire avec Ariane, parfois on est tellement amoureux qu'on n'a plus le choix. A un moment dans le livre, on n'a plus le choix de façon concrète, on va d'un numéro à l'autre imposé car on est emmuré dans cet amour si violent qu’il en devient incohérent pour le héros / lecteur, c’est-à-dire pour le principe même du livre.

Vous allez faire une suite?

Oui, elle sort en octobre, j'en suis même vers la fin! Je vais vous montrer le début.

Pour le lecteur : imaginez maintenant un carnet recouvert de cuir marron, à l'intérieur, des pages blanches avec de petits Mickeys en noir et blanc imprimés, Jérôme Attal montre une page avec l'architecture du roman : des chiffres et des flèches. C'est très beau.Tout le reste est sur ordinateur.

Il y a des choses que je n'ai pas faites et que je vais pouvoir faire. Le héros est une fille. Je suis dans le stade euphorique, il faut que ce soit différent de Pagaille Monstre, que je trouve d'autres idées pour ne pas être redondant. Et mon personnage sera moins mélancolique car c'est une fille donc elle sera moins dupe des choses, même si elle tombera dans des traquenards infernaux... mais elle va moins donner leur chance aux garçons que ne le faisait mon héros avec les filles dans Pagaille Monstre. Elle est dans une dynamique d'action. Elle est un peu plus âgée, elle aura 25 ans alors que le héros de Pagaille a 20 ans. Elle aura aussi des aventures avec des filles.

Est ce qu'il y a une sexualisation de l'écriture? On n'écrit pas pareil quand l'héroïne est une fille?

Ah mais j’écrirai pareil. Je veux dire, c’est toujours moi qui écrirai ce livre. Après, mon personnage aura des réactions peut-être moins éberluées et contemplatives. Elle n’ira pas par quatre chemins pour en choisir un entre deux !

Et qu'y aura-t-il à la place des vampires?

Je pense qu'il y en aura encore, pour garder le côté parodique... il y en aura au moins un. Je crois que si pour les garçons la fin est de mourir entre les bras d’un vampire, pour les filles finir avec un homme qui les déçoit, est une forme de mort tout aussi violente.

Le livre est réimprimé...

Il y a un très bon bouche à oreille, ça commence à bien marcher, après je ne m'en rends pas vraiment compte. Il y a des déconvenues ou de bonnes surprises chaque jour. Je crois que j’ai un tempérament plutôt offensif et j’en attends toujours plus. J'ai la chance d'être avec un petit éditeur très entreprenant, parfois on se bat à deux contre les indifférents, ou tous ces gens qui pourraient vraiment nous aider et qui nous passent à côté. Ça n’a pas bien d'importance au final, tant que je peux travailler. Pour Pagaille monstre, les personnes qui l'aiment militent vraiment pour le faire découvrir autour d’elles. En fait, j'aimerais avoir du succès pas pour moi-même mais pour mon travail, pour pouvoir sortir les choses au moment où j'en ressens le besoin et où je les considère comme prêtes, ce que me permet pour le moment mon éditeur ; mais surtout un succès plus grand ou une diffusion pour avoir accès aux lecteurs qui pourraient être sensibles à mon travail.

Vous écrivez pour ça?

C'est ce que disait Cocteau, écrire c'est comme retrouver des frères en sensibilité de par le monde, comme les branches d'une étoile qui se serait brisée. Donc on écrit ni pour soi ni pour les autres, mais mieux : pour réparer une étoile aux fragments dispersés.

Pendant que j’y pense, personne ne me parle de l'histoire de Monet dans mon livre : à un moment le héros retrouve une fille qu'il a beaucoup aimée, elle lui parle de son nouvel amoureux, lui en fait l’article, le catalogue irraisonné, et comme haute distinction digne d’adoration déclare qu’il est très sensible puisqu’il pleure devant les tableaux de Monet ! Mon héros trouve ça ridicule et propose que s’il pleure devant les nénuphars par exemple c’est juste pour rajouter un peu d'eau. Qu’il est un de ces types qui estiment que ça manque un peu d’eau. J'essaie comme ça, mine de rien, qu'il y ait plein de petites idées délirantes dans le livre. Qu'on en ait vraiment pour sa lecture, si je puis dire. Qu'on trouve aussi des choses plus intimes, pour soi. - Les livres cornés par exemple, j'adore! Il y a des petites références éparpillées dans le livre, il est à double ou triple niveau de lecture, sans jamais se montrer excluant mais en donne un peu plus encore à ceux qui partagent ou retrouvent en mon travail une même sensibilité.

Vous tenez un journal intime en ligne depuis douze ans : vous allez le continuer toute votre vie?

J'espère, mon éditeur veut l'éditer l'an prochain. J'ai beaucoup de lecteurs qui s'en sont entichés à un moment de leur vie, l’ont abandonné sans prévenir (évidemment), puis y sont revenus après. C’est une expérience de la fidélité, aussi. L'idée de départ c'était que si vous aimez ce Journal, quoiqu'il se passe dans votre vie, je serai toujours là. C'est comme un territoire de mots accessible dans le monde entier. Et si vous voulez la nationalité : lisez-moi.

Vous pouvez décrire le bureau sur lequel vous écrivez?

C'est un petit bureau Ikea très bien. Un bureau pour chambre d’adolescent je crois. J'écris tous mes livres à la maison, même si je prends beaucoup de notes sur des carnets Moleskine en me promenant dans Paris. En ce moment je souhaiterai déménager, mes voisins me tapent sur le système, bruyants, irascibles de sans-gêne. J’aimerais bien qu’un de mes travaux ait un succès monstre pour que je puisse enfin déménager. J'ai des voisins odieux, au dessus et en bas de chez moi.

Vous êtes pris en sandwich et il n'y a pas de solution?

A part déménager, je n’en vois pas. Je suis resté longtemps ici parce qu'il y avait une jeune femme sublime qui habitait l’immeuble d’en face. Rien que son passage deux fois par jour dans la cour, et toute la trivialité, la vulgarité du monde, étaient dissoutes. Maintenant, elle est partie à Genève.

On ne peut vraiment rien faire contre le bruit?

Le silence ne gagne jamais. Même à la fin du monde, il y aura de l’écho.

Vous êtes écrivain, parolier de chanteurs célèbres (Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Michel Delpech, ...), chanteur, alors quand il se passe quelque chose dans votre vie, vous en faites quoi? Vous avez l'embarras des supports...

C'est le luxe que j'ai. Chaque émotion je peux la fixer comme un papillon, ou la creuser ou la régler soit dans le journal soit dans une chanson soit dans un roman. J'aime bien aussi mettre dans le roman des passages qui pourraient être dans le journal. Ca donne un peu d'urgence, d'immédiateté aux choses. C'est comme un peintre, en toute modestie, qui ferait de l'aquarelle, de la peinture sur bois, qui dessinerait sur des coins de nappe. Mais attention, la nappe a beau être en papier, j’espère que le dîner et la compagnie sont excellents.

Je le disais : vous êtes parolier, écrivain, chanteur, acteur (ndlr Jérôme Attal joue dans La fille aux allumettes, court-métrage de Franck Guérin diffusé sur arte pour lequel Jérôme Attal a aussi participé à l'écriture du scénario)... vous peignez aussi?!

Mon grand-père maternel : Jacques Collas, était un peintre belge élève de Robert Crommelynck qui se situait entre le symbolisme et le naturalisme. Je vous signale aussi que je suis un piètre acteur, mais j’étais bien entouré. Et puis j'ai créé l’illusion parce que c’est du cinéma.

Vous n'aimez pas ça?

Bien sûr, c'est une drogue. Je n'avais qu'une hâte : recommencer. Mais il faudrait parler de l’ambiance extraordinaire de Montmartre sous la neige, du travail admirable de réalisation de Franck Guérin, des images de Mathieu Pansart. Et des actrices qui m’entouraient, notamment la très jolie et très sensible Annabel Rohmer. Après, s’il faut recommencer à être acteur, ça ne me plairait pas de dire les mots d'un autre. Je ne suis pas assez bon comédien pour ça. Non par orgueil, mais parce que je suis avant tout quelqu’un qui écrit.

C'est rare d'avoir une palette aussi large quand même...

C’est surtout triste d’avoir une palette et de ne pas savoir peindre ! La chance que j'ai c'est que les chanteurs me considèrent comme un écrivain, et les écrivains comme un chanteur. Donc tout le monde me fout la paix. Je n'entre pas en concurrence. Je reste underground comme il faut dans les deux milieux.

Le serveur : On vous offre le Ricard, vous voulez un verre?

Juste pour goûter... (il trempe ses lèvres) - C'est pas bon, ça.
J'aimerais construire quelque chose de cohérent. Dans l'idéal quelqu'un qui va écouter une chanson que j'ai écrite, va retrouver dans mes romans une même sensibilité.

Vous êtes quelqu'un de cohérent?

Je préfèrerais. J'ai toujours été comme ça, assez sévère sur les choses et sur les êtres. C'est pour ça que je ne bois pas. Sauf quand je trempe mes lèvres dans un Ricard qu'on m'a offert, là c'est pour le geste, je n'allais pas lui dire non à cet aimable garçon. Je n'aime pas perdre le contrôle des choses et je n'aime pas faire n'importe quoi. Ou alors faire n'importe quoi mais pas avec n'importe qui.

Tout est sous contrôle?

Oui parce que ca me plait, j'ai besoin de sécurité et de contrôle pour travailler, pour avoir des idées tenaces ou délirantes.

Vous avez des habitudes? Parce qu'elles permettent justement de ne pas s'évader de sa propre cohérence...

Oui, j'aime les rites, j'aime les habitudes parce que c'est encore de la création. J'aime manger trois mois de suite la même chose jusqu'à ce que ça me passe, j'aime être en sécurité, je n'aime pas voyager, j'aime ce quartier parce que j'y ai mes repères.

Quelles sont vos habitudes en ce moment?

Ce sont les gâteaux au chocolat de chez Regent's park dont une des moitiés est trempée dans du chocolat.

On en trouve où?

Chez moi si vous venez boire le thé. Ou alors dans les Monoprix au rayon anglais.
Mes habitudes en ce moment, ce sont aussi une ou deux soirées par semaine où je regarde des séries : Curb your enthusiasm et Mad men. C'est également un thé, le thé Pu Erh, du thé chinois, je carbure à ça.

Les gâteaux sont croustillants, vous les trempez dans du thé?

Détrempez-vous, je suis assez trempeur mais là non. Dans le thé, ils se désagrégeraient. J'aime bien tremper dans des yaourts.

Moi aussi, je fais ça avec le pain.

Ah, d’accord. Je suis plutôt biscuit-yaourt. J’aime ce qui est à la fois onctueux et solide.


Bibliographie :


Pagaille Monstre (roman, Stéphane Million éditeur)
Le Journal fictif d'Andy Warhol (récit fiction Stéphane Million éditeur)
Le garçon qui dessinait des soleils noirs (Stéphane Million éditeur)
Le Rouge et Le Bleu (éditions Le mot et le reste)
L'amoureux en lambeaux (roman, éditions Scali)

Nouvelles parues dans Bordel (Stéphane Million Editeur) :

Triptyque d'un soir de juin
Le Dickfor
Le Poids de l'existence vu d'une chaise d'arbitre de tennis
15 x Patrick Dewaere
Le sombre amour de Jacques Mesrine
On ne se souvient pas du goût des baisers
Henri Pottier à l'école de france
Blade runner vs star academy
Fat Lolita
Dinorama


Albums :
Genoux, hiboux, cailloux (2002)
Live récompensé par le prix de l'album autoproduit en 2005
Comme elle se donne (2005)


Cinéma : La fille aux Allumettes de Franck Guérin (2009)

Le journal en ligne de Jérôme Attal : http://jerome-attal.com/