1H15 avec Claudia Cardinale


(© Ciro Prota)
« Elle ressemble à une chatte qu'on pourrait caresser mais aussi à un guépard qui dévore son dompteur.» Les mots sont de Luchino Visconti, "le maître" comme elle dit. 
L'actrice a tourné plus de 150 films et fait tourner des millions de têtes... Sublime et subliminale, elle imprègne de son mystère le Huit et demi de Federico Fellini. Sa beauté efface les retouches, les années aussi. Pasolini disait qu'elle regardait du coin des yeux... Un regard brûlant qu'elle cache aujourd'hui derrière des verres fumés. 
Il y a quelques années, à la même heure, à Tunis, ma grand-mère jouait peut-être avec elle dans la cour de récréation de leur école italienne.
Cet après-midi, Claudia Cardinale est à côté de moi, sur son canapé, regard en coin, sourire aux lèvres, cigarette à la main : "Ça ne vous dérange pas si je fume ?"
On aurait envie de l'embrasser.

Claudia Cardinale, le cinéma vous a longtemps fait des avances... Mais vous lui avez tout de suite dit non. Plus vous rejetiez les producteurs, plus ils vous couraient après. Comme pour les garçons...

Ça a commencé à Tunis, un jour où je sortais du collège Paul Cambon. Des metteurs en scène sont venus vers moi mais je ne les ai même pas regardés, je suis partie en courant ! Après, ils sont allés voir la directrice, elle leur a dit qu'ils perdaient leur temps. J'étais une sauvage, je me bagarrais toujours avec les garçons.

Votre père vous avait même fait un cartable en bois !

Oui parce qu'il savait que je me battais ! Je voulais montrer que nous les filles, on était les plus fortes ! Et puis un jour, je suis allée avec ma mère à une soirée organisée par l'ambassade et le consulat d'Italie. C'était le concours de la plus belle Italienne de Tunis... 
Et tout à coup, un mec me prend et me jette sur scène alors que je ne m'étais même pas présentée !

Vous devenez la plus belle Italienne de Tunis... Qui est ce garçon ? 
On peut lui dire merci : il a eu du nez... Enfin, des yeux !

Il était le correspondant d'Unifrance là-bas ! Dans l'élan, j'ai tiré ma soeur avec moi sur scène ! J'ai gagné un séjour à la Mostra de Venise, j'y suis allée avec Maman, habillée de ma djellaba et de mon bikini. Mais ce n'était pas encore la mode du bikini en Italie ! Alors tous les paparazzi nous suivaient !

Vous vous rappelez encore de ce bikini ?

C'est Maman qui me l'avait fait ! Il était en tricot, coloré. On ne comprenait pas ce qu'il se passait. Des gens sont venus me proposer de faire du cinéma, et moi je continuais à dire non. Au moment de partir, on est tombées sur un journal avec une photo de moi où on pouvait lire "La fille qui refuse de faire du cinéma". À partir de ce moment, les producteurs ont commencé à envoyer des télégrammes à mon papa...

Et vous continuez à dire non.

Et eux à me faire des propositions... Comme pour les garçons, quand on dit oui tout de suite, ils s'en vont. Mais quand on dit non, ils insistent, ils ne lâchent pas ! (rires)

Vous vouliez être institutrice dans le désert...


Oui... la folie ! Ou alors exploratrice !

Finalement, on ne va pas revenir dessus, mais c'est un drame qui vous a poussée vers le cinéma... Pour votre fils Patrick, vous avez voulu rapidement gagner votre vie.

Oui, j'ai dû accepter le cinéma pour être indépendante. Je suis partie à Rome. Et j'ai commencé avec un film assez incroyable...

Le très drôle Pigeon de Mario Monicelli... Et pas avec n'importe qui : Vittorio Gassman et Marcello Mastroianni, pour ne citer qu'eux.

En plus, je ne parlais même pas italien ! Ma langue c'était le français à l'école et le sicilien à la maison. Je me souviens du premier jour de tournage, je devais claquer la porte sur Renato Salvatori, et je lui ai complètement esquinté le visage ! Monicelli m'a dit "Claudia, au cinéma, on fait semblant, ce n'est pas pour de vrai !"

Le Pigeon (Monicelli)

Comment étaient les acteurs avec vous, la petite nouvelle ?

Je n'ai pas vraiment tourné avec eux, nous n'avions pas les mêmes scènes. 
Marcello Mastroianni... Il m'a toujours fait la cour.

Mais comment peut-on dire non à Marcello Mastroianni ? 

C'était terrible... Après Le Pigeon, on a joué ensemble dans Le bel Antoine de Bolognini. Le metteur en scène me disait "Mais enfin Claudia, fais lui un sourire de temps en temps !". Moi, je ne le regardais même pas ! En plus, c'était comique ce film, parce qu'il jouait un impuissant... En Sicile, ils étaient tous furieux : un Sicilien impuissant, ça n'existe pas !

 Le bel Antoine (Bolognini)
Il ne vous plaisait pas du tout ?

J'étais une sauvage. Ce qui m'est arrivé dans ma jeunesse, ça m'a marquée, donc je ne tombais pas dans les pièges... Je ne voulais pas non plus mélanger ma vie privée et ma vie professionnelle.

Son erreur, ça a été d'être acteur, en fait !

(rires) Je ne sais pas, peut-être ! J'ai quand même dit non à Marlon Brando aussi !

Marlon Brando, votre idole...  Le premier film que vous avez vu à Tunis, c'était avec lui, Sur les quais. Et un soir, à Los Angeles, il frappe à votre porte, il vous sort le grand jeu...

Oui, c'était l'actor studio avec le regard, tout... Puis, il comprend que ça ne marche pas, il s'arrête et il me dit "J'ai compris, tu es Bélier, comme moi !"

Une fois la porte fermée, vous n'avez pas eu des regrets ?

Si ! J'ai dit : "Je suis une conne" (rires)

Vous étiez sur vos gardes, toujours prudente...

Oui par exemple, quand on tournait Le Guépard et que j'embrassais Alain Delon, 
Luchino Visconti insistait, il me disait "Claudia, je veux voir la langue !! ". Avec Alain, on est très liés... Il me dit tout le temps : "On aurait pu avoir une histoire mais on est devenus un couple mythique avec Le Guépard"

Le Guépard (Visconti)

Vous ne vouliez pas mélanger vie privée et vie professionnelle, mais Pasquale Squitieri, le papa de votre fille, vous l'avez rencontré sur un tournage...

Oui, pour Lucia et les gouapes...

Là, tous vos principes volent en éclat...

J'ai su que c'était l'homme de ma vie... C'est terrible ce que je lui ai fait, le pauvre ! Il s'en est allé à New York pour faire un film. Moi, j'ai fait ma valise, et sans savoir où il était, je suis partie. Une fois arrivée à l'aéroport Kennedy, j'avais seulement un numéro, celui d'un artiste, un de ses copains. Je l'appelle et je lui dis que je cherche Pasquale. Et il me répond : "C'est pas possible, il est juste à côté de moi !" Ensuite, Pasquale arrive à l'aéroport et me dit : "Claudia, je crois qu'on ne pourra jamais oublier ce moment". C'était incroyable...

Pour la première fois, c'est vous qui courez après quelqu'un.

C'est moi qui l'ai choisi ! Notre fille s'appelle Claudia, "Claudia Squitieri", comme ça, c'est comme si on s'était mariés.

À l'inverse, qu'a-t-on fait de plus fou pour vous ?

Quand j'habitais Rome, un jeune Américain est venu de Los Angeles jusqu'à chez moi. Je l'entendais dire au taxi "Je sais qu'elle habite seule, je viens vivre avec elle."
Une autre fois, une voiture est restée plusieurs jours en bas de chez moi. Et quand je suis descendue prendre mon taxi, ils m'ont tirée par le bras pour me mettre dans le véhicule. Heureusement que le chauffeur de taxi était là, il m'a sauvé la vie...

Vous n'avez jamais peur...

Me montrant ses mains : Je mets des bagues, je me défends.

Ça se voit au cinéma : vous avez toujours fait vos cascades...  Du trapèze dans Le monde du cirqueà dix mètres de hauteur malgré votre vertige... C'était pour montrer que les femmes peuvent faire autant que les hommes ?

Oui. J'ai aussi monté à cheval sans savoir en faire, je m'accrochais à la crinière !

Un garçon manqué... Votre vrai prénom c'est Claude ! Vous dites :"Il y a un garçon et une fille en moi".

Oui ! Et j'aime bien le danger. Quand c'est trop facile, ça ne m'intéresse pas.

Un qui n'était pas facile : Luchino Visconti... Comment passe-t-on du Pigeon à Rocco et ses Frères... et surtout au Guépard ? Quelle a été la rencontre avec Luchino Visconti ?

J'avais signé un contrat d'exclusivité avec la Vides de Franco Cristaldi, le plus grand producteur européen de l'époque, il était sur les films les plus importants. Quand j'ai tourné dans Rocco et ses frères, à un moment, il y avait une grande bagarre... Luchino Visconti a alors pris son mégaphone et dit "Ne me tuez pas la Cardinale !". C'est là que j'ai compris qu'il m'avait remarquée. J'ai eu la veine d'avoir un rapport très particulier avec lui.

Vous voyagiez ensemble, il vous offrait les plus beaux bijoux sous des serviettes de table... Comment définir votre relation, on a l'impression que c'était tellement particulier qu'il est impossible de mettre un mot dessus...

J'étais souvent chez lui, d'ailleurs le dernier voyage, on l'a fait ensemble, avec Noureïev, pour aller voir le spectacle de Marlene Dietrich à Londres. Il m'aimait beaucoup et j'adorais sa présence, c'était un monstre de culture, on pouvait parler de tout avec lui, de musique, de théâtre, de n'importe quoi... Il m'a beaucoup appris.

Vous l'appeliez "le maître"... Il avait un sens de la précision hors du commun, presque théâtral. Un perfectionnisme qu'il poussait parfois jusqu'au vice : dans Le Guépard, même les sous-vêtements étaient d'époque !

Oui tout était d'époque ! J'ai eu la chance de faire quatre films avec lui. Dernièrement, ils ont repassé Sandra au cinéma avec Jean Sorel. A sa sortie, le film avait fait scandale.

Là, on est loin du faste du Guépard, un magnifique noir et blanc, une tragédie grecque sur l'inceste. Vous n'avez pas eu peur de choquer ?

On n'a pas peur de choquer avec Luchino Visconti ! Et puis, il n'y avait pas de scènes choquantes directement entre Jean et moi. Ça reste un mystère. Les acteurs, Jean Sorel et Michael Graig étaient formidables. On voit cette femme qui arrive de Suisse, impeccable, sophistiquée, se transformer progressivement en Electre, avec le maquillage, la coiffure, la tresse autour de la tête...

Sandra (Visconti)

Des cheveux que vous portez bruns dans Le Guépard mais blonds dans Huit et demi de Fellini, tourné en même temps ! Et le grand écart ne s'arrête pas là... A la précision de Visconti s'oppose l'improvisation totale de Fellini. C'est un film sans scénario.

C'était incroyable, il disait que j'appartenais à la terre, à l'Afrique et que c'était moi qui lui donnais l'inspiration. Il me considérait comme sa muse... Et moi j'étais la première surprise ! Il me posait des questions, je répondais. Et ça devenait ma réplique. Il n'avait ensuite plus qu'à souffler sa question à Marcello Mastroianni. Souvent, il faisait compter les acteurs "1,2,3,4,5", tu souris, "6,7", tu te lèves, "8,9" tu vas à la fenêtre et après il leur faisait dire ce qu'il voulait ! L'improvisation totale ! C'était un génie. Et c'est le premier qui m'a donné la voix.

Jusqu'à ce film, vous étiez systématiquement doublée...

On me doublait parce que j'avais la voix très basse. Et en plus j'ai un accent français quand je parle italien ! Lui voulait que ce soit moi parce que c'est mon propre personnage que je joue dans le film.

Huit et demi (Fellini)

On est à chaque fois subjugué par votre grâce divine, "antique" comme disait Fellini... Et pourtant, vous dites "Je n'ai jamais cru à la grâce innée"... Vous l'avez fabriquée avec les metteurs en scène ?

Oui, je me trouvais moche, je ne comprenais pas pourquoi on m'appelait tout le temps pour des rôles.

Je ne vous crois pas.

Il y a quelques années, il y a eu une soirée à l'Elysée avec tous les Tunisiens, ils m'ont fait rigoler, ils m'ont dit "Claudia, quand tu sortais de l'école, on était tous en train de te suivre, et toi tu ne nous regardais même pas". D'ailleurs, c'est pour ça que j'ai cette voix. Je n'ai pas utilisé mes cordes vocales pendant très longtemps. J'étais très renfermée.

Alors ce sont les grands metteurs en scène qui vous ont apprivoisée ?

Oui, pour moi, le metteur en scène, c'est le maître sur le plateau. Alors, ce qui est extraordinaire, c'est de se transformer devant lui, devenir une autre, celle qui doit être.
Claudia, c'était la timide et devant la caméra, c'était l'autre.

L'autre, celle qui acceptait d'être regardée.

Oui, ce n'était pas moi.

La fille à la valise (Zurlini)

Pour La ragazza con la valigia, Valerio Zurlini est même allé jusqu'à vous façonner physiquement... Il vous forçait à manger pour que vous ayez des formes !

Il était incroyable, il me disait "Claudia, tu ne manges rien !". Mais j'ai toujours eu cette habitude, j'ai pris de Papa qui mangeait très peu alors que Maman dévorait. D'ailleurs, une fois, elle m'a fait rester devant mon assiette toute la journée jusqu'à ce que je la finisse...

C'était une assiette de quoi ?

De choux-fleurs ! Il n'y a qu'une chose à laquelle je ne résiste pas : le chocolat...

Lequel ?

Noir !

Cette grâce dont on parlait, vous avez fini par en prendre conscience au fil des rôles ?

Non, je n'ai jamais pensé ça. Peut-être que j'étais photogénique.

Vous ne craigniez pas que votre beauté occupe tout l'espace ? Qu'elle dévore le rôle ? Fallait-il s'en servir comme un support ?

Comme un support, oui. La seule chose importante pour une actrice, c'est de transmettre l'émotion, par le regard, le corps, tout... Et ça traverse l'écran, parce que c'est le rêve, pas la réalité.

Votre beauté et votre timidité, on les retrouve dans l'interview mythique faite par Alberto Moravia quand vous aviez 23 ans. Alors qu'il avait fait un entretien avec Sophia Loren axé sur sa carrière, vous, il décide de vous décrire comme un objet dans l'espace... C'était risqué, non ?

Je n'avais même pas encore fait Le Guépard ! C'était incroyable. Il avait appelé la production pour me rencontrer et faire ce livre. On avait tous les deux le même caractère, moi sauvage, lui introverti. Je me souviens qu'il tapait à la machine et que souvent, elle tombait par terre ! Non, je ne courais pas de risque, ça faisait réfléchir. Il me demandait comment je me mettais au lit, ce que je voyais quand j'étais dans le bain...


Des questions qu'on ne se pose pas habituellement. C'est presque psychanalytique... Alberto Moravia évoque "ce rire dans lequel vous semblez vous défouler de votre timidité"...

Ma Maman m'a toujours dit : "On ne voit pas tes rides parce que tu ris tout le temps !". Ce rire, c'est une réaction.

J'ai remarqué aussi votre façon de vous tenir le menton, un geste de timide.

Oui, c'est vrai ! J'ai toujours les bras comme ça. (elle les croise et se touche le menton)

Vos réponses sont à la hauteur de ses questions, c'est ce qui fait toute la qualité de l'entretien d'ailleurs. Il y a, entre autres, cette phrase que j'aime beaucoup : "Si je parle sans bouger les bras, j'ai l'impression de ne pas avoir tout dit"

Oui, c'est typiquement italien ça ! Au début, quand je tournais Le Pigeon, tout le monde gesticulait, et moi j'avais l'impression qu'ils se disputaient ! Après, j'ai vu que c'était la gestualité italienne.

Et vous l'avez adoptée !

J'ai attrapé la maladie !

Même si c'était l'esprit de l'interview, vous avez toujours refusé d'être vue comme un objet... Dès le départ, vous ne vouliez pas que le cinéma vous "cannibalise"... Vous avez systématiquement dit non aux scènes dénudées.

Parce que je ne voulais pas vendre mon corps. Je trouve plus érotique de deviner, d'imaginer plutôt que de voir.

Ce qui donne cette anecdote : sur le tournage des Professionnels, Burt Lancaster doit vous dégrapher le corset et mauvaise surprise, vous n'êtes pas nue...

Dans les studios de la Universal, je m'étais fait faire un voile comme Marlene Dietrich. J'avais prévenu Richard Brooks avant la scène que je ne me déshabillerais pas. Quand il a vu ça, ça l'a bien fait rire. On était très liés tous les deux, d'ailleurs, c'était incroyable, j'étais la seule qui allait voir les projections !

Vous, la pudique, vous tournez la première scène d'amour de la carrière d'Henry Fonda dans Il était une fois dans l'Ouest  ! Un moment de grande sensualité.

C'était la première scène qu'on a faite ! Dans les studios de Cinecitta, avant d'aller en Espagne et dans le Colorado. Il y avait tous les paparazzi et surtout sa femme à côté de la caméra qui me regardait ! C'était un grand acteur, la première fois qu'il jouait un méchant !

Il était une fois dans l'Ouest (Leone)

Vous n'étiez pas gênée ?

Si, j'étais couverte surtout ! On voit seulement mon dos, très nu, comme dans Sandra.

Un très joli dos.

Je ne sais pas !

Vous aviez deux idoles : Marlon Brando et Brigitte Bardot. Le premier, vous le rencontrez et il vous fait la cour. La seconde, vous jouez avec elle dans Les Pétroleuses... Comment garder les pieds sur terre après ?

Brigitte Bardot, c'était la plus belle femme du monde. Une grande émotion pour moi. BB contre CC, la blonde contre la brune. Quand on a tourné le film en Espagne, tous les paparazzi étaient là, ils attendaient qu'on se crêpe le chignon. Ils ont été déçus, les pauvres ! On avait un rapport extraordinaire. A la première du film sur les Champs-Elysées, elle m'avait dit "Claudia, on va s'amuser, toi tu t'habilles sexy, avec une mini-jupe et moi je viens habillée en homme, en smoking". Les paparazzi n'en croyaient pas leurs yeux. Je l'adorais, elle dansait, elle chantait, elle savait tout faire.

Claudia Cardinale et Brigitte Bardot à la première des Pétroleuses

Vous vous retrouvez quand même à égalité avec votre idole de toujours...

Pour faire ce genre de métier, l'important c'est d'être forte à l'intérieur, sinon tu perds ton identité, tu ne sais plus qui tu es. Tu vis plusieurs vies, tu es une princesse, une pute, une femme du peuple... L'important c'est de se transformer devant la caméra, d'être une autre et de redevenir soi-même quand le film est terminé. J'ai les pieds sur terre, je vais faire mes courses, j'achète mes journaux, je me balade seule dans la rue, sans garde du corps et les gens me respectent pour ça. Si on m'embête, il y a toujours quelqu'un pour me défendre. Parce que je suis une personne normale.

Des rôles qui laissent parfois des cicatrices : à cause des corsets, vous aviez la taille en sang après Le Guépard... Visconti était furieux !

C'était tout ouvert. J'avais dit à Visconti « Ce n'est pas moi qui saigne, c'est Angelica». Le corset était tellement serré, ce n'était pas ma taille ! Ça se voit d'ailleurs, avec une main, Alain Delon entoure ma taille.

Et après le tournage de La Panthère Rose de Blake Edwards, vous aviez les yeux qui saignaient...

Oui, je faisais une princesse indienne et on m'avait tiré les yeux ! C'était avec David Niven, un gentleman extraordinaire. Il était drôle, je me souviens qu'il avait dit "Claudia Cardinale est, après les spaghetti, l'invention la plus joyeuse de l'Italie." (rires)

La Panthère Rose (Blake Edwards)

Vous pensez avoir construit cette force grâce à votre timidité, dans les instants de solitude qu'elle impliquait ?

Oui, je pense que c'est grâce à ma timidité. Et j'ai eu la veine d'avoir une famille formidable, on était quatre enfants, Blanche, moi, Bruno et Adrien.




Vous n'avez jamais eu d'instants de faiblesse ?

Pas vraiment. Moi, quand j'ai des problèmes, je dessine des déserts, des palmiers puis je déchire les feuilles. Je me libère des choses mais seule, sans les autres.

A quoi rêver quand on a tout ?

Je viens d'avoir 74 ans... Je ne pensais pas mais je continue à travailler. J'ai tourné un tas de films dernièrement et là j'en ai encore quatre à faire ! C'est incroyable !
(Elle me montre les piles de scénarios) Le prochain, Montepiano, se déroule en Autriche pendant la guerre avec l'Italie. J'ai tourné le Manoel de Oliveira (Gebo et l'Ombre), ça a été une expérience extraordinaire, il a 104 ans et une telle énergie, une telle mémoire ! On va au Festival de Venise ! J'aime bien aussi tourner avec les jeunes, je fais beaucoup de premiers films. Mon rêve, je l'ai dit tout à l'heure, c'était d'être exploratrice... Finalement, avec mon métier, je l'ai fait. J'ai tourné partout dans le monde.

Un tour du monde qui nous mène à Hollywood... Vous avez été l'amie de Steve Mc Queen, la fausse petite amie de Rock Hudson... Comment était le lit de Paul Newman  ?

Paul Newman m'avait loué sa maison pendant qu'il était à New York. Une villa extraordinaire. Je dormais dans son lit, je me faisais le bain dans sa baignoire ! Rock Hudson était mon voisin et un de mes meilleurs amis...

A l'époque, il ne pouvait pas dire qu'il était homosexuel.

C'était "poison" (prononcé en anglais) comme ils disaient. J'ai fait deux films avec lui en Italie et à Miami. Il était extraordinaire, un grand ami. On était tout le temps ensemble, il mangeait chez moi, les plats de ma cuisinière italienne.

Vous mangez tout le temps italien ?

J'aime la cuisine méditerranéenne, nord-africaine. Je n'aime pas le lait, le beurre, les crèmes... J'aime l'huile d'olive.

Vous cuisinez ?

Je vis seule, je cuisine très peu et je mange très peu. Quand je vais au restaurant avec ma fille, elle me fait rire, elle me dit tout le temps "Tu dois finir !". Je laisse toujours quelque chose dans mon assiette !

Zurlini, Bolognini, Visconti, Fellini, Brooks, Leone... C'était la belle époque. Mais contrairement à Alain Delon, aucune nostalgie chez vous...

Là maintenant, il va mieux. Il y a deux ans, à Cannes, quand Martin Scorcese a fait une version restaurée du Guépard, il me disait "tu as vu comme on était beaux". Je lui disais "Arrête"! Moi, je vis dans le présent.

Vous regrettez quand même que le cinéma ne fasse plus rêver.

Ce qui est beau dans le cinéma, c'est le rêve. Dernièrement, il se concentre sur les choses de la vie. Alors qu'il doit être une évasion, nous transporter au-delà du quotidien. 

À partir de quand le cinéma a-t-il cessé de faire rêver ? Dans La Terrasse d'Ettore Scola , Marcello Mastroianni dit que "Les époques se finissent toutes à l'improviste".

Il y a d'abord la crise, pour les metteurs en scène, surtout les jeunes, c'est compliqué de trouver de l'argent pour faire les films. Et puis, avant, le cinéma, c'était une aventure. Pasquale a fait son premier film sans argent. Dans la journée, ils allaient travailler dans les champs d'oliviers pour gagner des sous et ensuite ils tournaient ! Avant, tu commençais un film sans savoir si tu allais le finir. Aujourd'hui, le cinéma, c'est plus du business. Mais il y a quand même de bons films à Cannes !

Vous qui avez plusieurs fois monté les marches : quel est votre souvenir le plus fort du festival ?

Pour Le Guépard, on avait un vrai guépard avec nous sur la Croisette ! J'avais commencé à le caresser puis Luchino m'a dit "Ce n'est pas un chat, Claudia !"


Je voudrais qu'on termine cette interview là où on l'a commencée : en Tunisie. Vous vous dites "sicilienne d'origine, italienne de passeport, française de culture et africaine de cœur"Quel héritage la Tunisie vous a-t-elle laissé ?

Ce qui était extraordinaire quand je vivais là-bas, c'était l'union entre toutes les religions et les nationalités. J'adore l'Afrique parce que ce sont mes racines. Les palmiers, le désert, le soleil, la mer claire et tiède, la chaleur, la cuisine... Après avoir quitté la Tunisie, Maman nous faisait toujours des plats nord-africains le dimanche : les bricks à l'œuf, la ganaouia, la mloukhia, le couscous de poissons à la sicilienne... J'y retourne souvent, j'aime bien revoir mon ancienne école, même si ça a beaucoup changé. Et j'adore toujours autant le parfum du "gelsomino"... du jasmin !

En point final, un flamboyant et inattendu éclat de rire de cette beauté exquise jusqu'au rire.

Dans le cendrier, cinq fins de cigarettes.