1H15 avec Matthieu Pigasse


Dans la grande salle de réunion de la banque Lazard, on a à peine le temps de l'attendre. Matthieu Pigasse arrive d'un seul coup. Et même s'il s'assoit sagement sur sa chaise, il occupe tout l'espace, avec ses mains bougeantes et fougueuses, le sourire en coin, souvent moqueur, le regard à la fois franc et dominateur. Prolongements de sa personnalité changeante, fine et habile.

DSK dit de vous "C'est un garçon drôle et volontiers taquin, on tombe vite sous son charme". Vous pensez qu'en une heure et quart ce sera suffisant ?

Vous me le direz à la fin de l'interview !
 
Vous avez un rapport particulier au temps, vous ne perdez pas de temps à manger par exemple... Ça fait penser au repas du guerrier, qui ne mange jamais trop avant une bataille pour garder son corps sous tension.

Le temps, ce n'est pas que j'ai peur de le perdre. Il n'y a rien à perdre ni à gagner. La vie n'a pas de sens en soi, ce qui compte, c'est le sens qu'on lui donne. Il faut donc agir, toujours. Je fuis le vide, le rien.

Manger, c'est du temps qui ne sert à rien ?

C'est autre chose, ce n'est pas une question de rapport au temps. C'est le refus de la satisfaction, d'être repu. La volonté d'être en permanence dans une forme de tension... et elle nait à mon sens d'une non-satisfaction. Il vaut mieux être dans le désir que dans le plaisir.

Il n'y a pas de plaisir chez vous ?

Le plaisir est dans le désir.

Comment peut-on éprouver du plaisir dans une attente jamais satisfaite ?

Les lendemains du plaisir sont toujours décevants.

Mais le désir tout court est sans lendemain...

C'est pour ça qu'il est formidable. C'est une espèce de quête permanente.

Vous avez quand même deux petits péchés : les Chupa Chups et le Coca Cola.

Et les bonbons en forme de bouteilles de Coca-Cola aussi... Le sucre est une espèce de moteur.

Vous ne perdez pas de temps non plus à dormir. Que faites-vous la nuit ?

Les gens qui disent être heureux de ne pas dormir mentent. C'est un temps qu'il faut arriver à occuper, à faire passer. Alors je fais des jeux vidéos, c'est une façon de sortir du temps, je regarde la télé aussi, notamment la téléréalité. Je pense que c'est un miroir du moment. Je suis comme cela les Chtis depuis Ibiza.

Nabilla, vous aimez ?

La première fois, le "allô", c'était rigolo, mais quand vous entendez le dire douze fois, puis douze fois encore, quand vous entendez même un "double allô", vous vous dites qu'ils en font trop. Moi, ce qui m'intéresse, c'est précisément la spontanéité qu'il peut y avoir parfois. 

Ce n'est pas du voyeurisme ?

Non, c'est de la curiosité. J'aime quand on laisse la caméra tourner. Pour essayer de comprendre, pour saisir l'esprit du moment. Par exemple j'ai appris plein d'expressions en regardant les Chtis : vous savez ce que veut dire "t'es un chabert" ? Ca veut dire "t'es un ringard". Et l'autre expression que j'aime bien : "t'es shogun ce soir". C'est quand ça va vraiment super bien.

Vous les employez tous les jours ?


Non, je reste moi-même !
 
On a du mal à vous imaginer, vous le banquier d'affaires, en train de regarder "Les Chtis à Ibiza". Vous cherchez les extrêmes.

Je viens d'un village où les gens étaient comme je les vois dans les Chtis. Il n'y a rien qui me choque ou me surprenne. Je ne vois pas où est l'extrême. C'est moi.

Ce village, c'est Règneville-sur-Mer dans la Manche. C'est là que vous vous êtes découvert punk. Vous aviez un groupe qui s'appelait "Les Mercenaires du désespoir"... Il fallait être Normand pour être désespéré ?

Pas seulement Normand, mais Manchot, c'est pire encore ! ... Le punk c'est ma jeunesse. Ma soeur me l'a fait découvrir en un disque et un morceau. Je m'en souviendrai toute ma vie : "Janie Jones" des Clash. Rapide, intense en rage. En écoutant, je me suis dit "c'est ce que je veux être". Ils ont une chanson dans l'album qui pour moi résume le punk : "Garageland". À un journal anglais qui disait qu'ils étaient un "groupe de garage", ils ont répondu : "Oui, on vient d'un "garage land" et on vous emmerde". Ils m'ont fait comprendre une chose : que tout est possible. Vous pouvez n'être rien, venir de nulle part, ne savoir rien faire et pourtant changer le monde. Le "groupe de garage", qui ne savait jouer que trois accords, a changé ma vie en me montrant que tout est possible, qu'il n'y a pas de limite. "Do it yourself", c'est un des slogans du punk.

Vous dites qu'ils ont changé votre vie. Mais pour qu'ils la changent, il fallait bien une action de votre part... Vous avez votre part de responsabilité.

On pourrait parler des heures de ce sujet. Je pense que l'inégalité est un phénomène social et non naturel. C'est de l'environnement, familial, social, géographique, professionnel, que résultent les inégalités. On nait tous égaux puis s'opèrent des divergences qui sont le produit de la chance, d'être bien né ou non, des rencontres. La chance que j'ai eue, c'est de rencontrer une musique, le punk, des auteurs de combat, la poésie, ce n'est pas un art bourgeois ou statique consistant à faire des vers, c'est le refus de ce qui est. Il y a aussi eu des rencontres qui m'ont marquées, avec des professeurs par exemple.

Après ce déclic, il a bien fallu travailler pour y arriver ?

Je me suis mis à lire, à écouter beaucoup plus. Avec un objectif : faire du bruit, essayer d'agir sur les choses et puis faire de la politique. Ce qui ne veut pas nécessairement dire faire de la politique politicienne.

Mais c'est ce que vous visiez, la politique tout court ! On ne passe pas l'ENA comme ça !

J'ai passé l'ENA par accident ! C'était la seule école où on pouvait gagner de l'argent en étudiant... je plaisante... Si j'ai fait l'ENA, c'est par amour de la chose publique. Le but premier, c'est de donner à chacun la possibilité d'agir sur sa vie, c'est ce qu'à mon sens doit permettre l'action publique.

Vous avez l'impression aujourd'hui d'avoir donné la possibilité à certaines personnes de changer leur vie ?

C'est une question cruelle. Je n'ai pas fini de faire ce que j'ai à faire.

On sait quand ça commence à porter ses fruits.

On sait quand on contribue, même modestement, à la place qui est la sienne, à quelque chose de bien. Participer à la restructurations des dettes de la Grèce ou de l'Argentine, qui étaient des pays à terre, dans l'intérêt des populations face aux marchés financiers, c'était bien.

Le terrain privilégié pour le changement, ça reste quand même la politique. Vous n'imaginez pas y revenir un jour ?

Je n'y suis jamais venu ... Mais je pense surtout que tout est politique, écrire une chanson, un livre, militer dans une association etc. C'est une vraie question : où sont les premiers leviers d'action et d'influence ?

Vous insinuez qu'ils ne sont pas à l'Elysée ?

Je ne sais pas, il faut demander à son occupant actuel. Je pense néanmoins que c'est plus diffus qu'autrefois. En raison de l'évolution du monde, de la globalisation, des réseaux sociaux, de la réduction du poids de l'Etat, et à l'inverse de la montée des contre-pouvoirs. Il y a une plus grande diffusion du pouvoir donc les moyens d'action sont plus divers qu'ils ne l'étaient jadis.

Votre part de punk contraste avec la "gauche caviar" que vous pouvez incarner...

Je trouverais étrange d'incarner quelque chose que je ne connais pas ... Par principe, je n'ai jamais mangé de caviar de ma vie et je ne suis jamais allé à l'opéra. Parce que je me suis dit, jeune, que je devais ce que je suis à une culture, Clash et les autres, et que je leur serai fidèle à jamais.

C'est très enfantin comme renonciation !

Il y a une très belle chanson du groupe punk américain "Seven seconds" : "Young till I die", jeune jusqu'à ce que je meure... 

Vous n'avez jamais écouté une note de musique classique ?

Jamais. Evidemment que je passe à côté de quelque chose...

Oui, il y a peut-être des morceaux qui vous bouleverseraient encore plus que celui des Clash.

Peut-être, mais j'ai grandi contre. Contre ce que cela représentait pour moi, contre ce que je pensais que cela incarnait. Je ne changerai pas.

Qu'est-ce qu'il reste de cet adolescent qui a décidé d'être punk ?


Le refus de la norme, de la bien-pensance, autrement dit le fait de penser qu'on puisse bien penser. 

Quels sont les personnages publics que vous trouvez punks aujourd'hui ?

Je n'en vois pas dans les politiques. Houellebecq a une forme de refus que j'aime bien. 

Vous êtes dans le refus pour le refus ou vous refusez pour reconstruire après ?

Dire non c'est dire oui.

Pas toujours.

Vous avez raison. Il y a par exemple dans le punk historiquement deux courants : un courant nihiliste qui a conduit à la "cold wave" : Joy Division, Cure, Antony & the Johnsons ... Et puis il y a un autre courant, avec les Clash, qui part du même constat mais qui dit qu'il ne faut justement pas se résigner et se battre pour changer l'avenir.

Et vous appartenez au deuxième courant ?

Je bascule de l'un à l'autre. 

Donc vous avez des moments de grand désespoir...

Je suis un désespéré actif ... je me dis qu'il faut agir, sinon pour soi au moins pour les autres.

Pour agir, il y a Lazard, mais aussi les Inrocks, Le Monde, etc, la liste est longue. Les médias c'est de famille, c'était dans votre ADN ?

Certainement. J'étais l'aléa statistique, l'erreur, celui qui passe à côté. J'essaie de revenir dans le droit chemin.

Concernant les Inrocks, vous vouliez étoffer le site web. C'est fait. Mais aussi y adjoindre une radio. C'est toujours à l'étude ?

L'idée c'est de s'appuyer sur la culture pour parler du monde et avoir un rapport au monde. Le monde évolue donc les modes de consommation aussi. Si on peut porter le message sur de nouveaux vecteurs il faut le faire.

Mais la radio, c'est un vieux média !

Oui et non ! Jamais un média n'en a tué un autre. La radio n'a pas tué les journaux, la télé n'a pas tué la radio ni les journaux, internet n'a pas tué la télé ... Il y a un cycle de l'information dans une journée : on se lève avec la radio, ensuite on lit les journaux, puis on passe à internet, la radio à nouveau en fin de journée et ensuite la télévision...  

Pourquoi pas une chaîne de télé alors ?

Pourquoi pas ... Mais la télé, au sens classique du terme, hertzienne ou numérique, évolue elle-même très vite ... Elle sera demain "connectée" : Votre écran sera à la fois télé et internet. 

Justement, celui qui essaie de s'adapter c'est Nicolas Beytout. Que pensez-vous du modèle du journal l'Opinion ?

Je suis très embêté, je ne l'ai pas encore lu. Je salue le courage de lancer un journal aujourd'hui et la prise de risque que cela représente, mais je me méfie des modèles hybrides, chauves-souris, mi papier mi web, je crains qu'ils ne soient au fond ni l'un ni l'autre.

Vous envisagez d'autres investissements dans la presse ? 


Il ne faut jamais cesser d'envisager ! Tout est possible. 

Comment fait-on pour tout bien faire quand on fait autant de choses ?

Le but, c'est de faire. Qui a dit qu'il fallait tout bien faire ou que moi je faisais tout bien ? Ce n'est ni un objectif ni une prétention. Je pense juste qu'il faut faire, essayer. Ne pas faire c'est mourir. 

Vous avez dit : "J'avance pour combler mes manques". Qu'est-ce qui vous manque aujourd'hui et qui vous fait avancer ?

Tout.

C'est une non-réponse.

Je ne sais pas définir le manque et je ne veux pas le définir. Ce qui me manque là par exemple, c'est de la musique.

Vous avez peur du silence ?

Pas peur, non.  Je n'aime pas le silence, ça me trouble. Il faut habiter l'instant, le peupler, le faire vivre... Ce qui m'inquiète dans le silence, c'est le temps qui passe.

Banquier à vie ?

Banquier est un passage. J'ai fait autre chose avant, je ferai autre chose après.

Quoi ?

Je ne sais pas.

Vous, le joueur d'échecs, vous n'avez pas un coup d'avance ?

J'aime aussi jouer au poker. Là, il y a zéro coup d'avance !

Peut-être que vous bluffez alors...

(sourire) Sincèrement, je ne sais pas moi-même ...


Playlist :


"Janies Jones" - the Clash http://www.youtube.com/watch?v=kyoW0tf6N-Q


"Garageland" - the Clash




"Young till I die" - Seven seconds



"The End of the day" - Anti-Nowhere League 


"Revolution" - Pennywise


"Shadowplay" -  Joy Division


"Siamese twins" - The Cure


"You are my sister" - Antony & the Johnsons


"I know it's over (live)" - Jeff Buckley